J’ai déjà évoqué abondamment ici-même l’importance des grands axes de communication pour le développement des vignobles dans l’histoire. Récemment, au détour d’un dossier sur le fer, alias braucol, alias mansois et j’en passe, j’ai abordé le rôle crucial joué par le Chemin de Compostelle dans la diffusion des cépages et dans l’essor de la production. Mais il ne faut pas négliger l’autre grand axe commercial de la région, croisant le premier à hauteur d’Agen, à savoir la Garonne.
Ce n’est pas un hasard si de Gaillac à Marmande et Duras, en passant par Cahors, les vignobles du Sud-Ouest suivent le cours de la Garonne ou de ses affluents
Car les fleuves ont longtemps été les voies les plus praticables pour le transport des denrées un tant soit peu pondéreuses, comme le vin. Peut-être pas les plus rapides, mais certainement les plus sûres en des temps troublés comme ceux qui ont émaillé l’histoire de l’Europe depuis le Moyen-âge, voire plus loin encore.
De Gaillac à Duras
Même si la Garonne n’était pas navigable sur tout son cours, la partie «utile» pour le commerce égrainait sur ses rives un chapelet d’appellations, sur plus de 200 km. Même Gaillac la Languedocienne, quelque peu excentrée à l’Est, était reliée à la Garonne via le Tarn, les gabares à fond plat descendant les vins jusqu’à Bordeaux. Plus en aval, les vins du Brulhois, de Lavilledieu, de Saint-Sardos, de Buzet et du Marmandais pouvaient aussi profiter aussi du fleuve pour rejoindre l’Océan; de même pour Duras, via le Dropt, et même Cahors, via le Lot.
L’exception à la règle étant le Fronton, dont le marché principal était Toulouse, métropole assoiffée que ses vins atteignaient par voie de terre.
Quant aux autres bassins viticoles importants du Sud-Ouest, eux profitaient d’autres fleuves : l’Adour et Bayonne pour Madiran, Saint-Mont et l’Armagnac (sauf pour la Ténarèze qui utilisait plutôt la Baïse, puis la Garonne) ; le Gave de Pau pour le Jurançon et les vins du Béarn ; la Dordogne pour les vins du Bergeracois ; la Charente pour le Cognac.
Messieurs les Anglais, buvez les premiers…
La Garonne est un axe d’autant plus important pour les vins du Sud-Ouest que de 1152 à 1453, les Anglais sont chez eux en Aquitaine, alias Guyenne (relire à ce sujet l’excellent «Quand les Anglais vendangeaient l’Aquitaine», de Jean-Marc Soyez) et même dans une bonne partie de la Gascogne et de l’Armagnac. Même si les limites de leur emprise fluctuent avec le temps, le Port de la Lune, à Bordeaux, devient pour plusieurs siècles le passage obligé vers le juteux marché britannique.
En différentes nuances de rouge, les possessions anglaises en France sous les Plantagenêts
Ce lien perdurera d’ailleurs bien au-delà de la reconquête française, après la bataille de Castillon; car une fois les habitudes de consommation prises, les réseaux tendent toujours à se maintenir: ainsi, à Lavilledieu (entre Montauban et Castelsarrazin), des archives attestent qu’au 17ème siècle, les vins (souvent distillés) ont toujours comme débouché l’Angleterre et ses colonies, ainsi que la Hollande, quand ces pays ne sont pas en guerre avec la France.
Les preuves de l’importance de ce commerce fluvial pour les vins se retrouvent dans de nombreux actes officiels.
Ainsi, en 1253, Richard III d’Angleterre se fait envoyer 20 barriques de vin de Gaillac. Au tout début du XIVe siècle, des archives permettent même d’estimer à 40% la part de Gaillac dans l’ensemble des transports de vins sur le bassin de la Garonne. Notre confrère Hugh Johnson soutient même que leur qualité devait être supérieure à celles de vins de Bordeaux à l’époque, pour que les négociants anglais, mais aussi flamands ou parisiens prennent la peine de les acheter et de les faire transporter si loin de l’embouchure.
On sait aussi que Richard Cœur du Lion, en 1274, a considérablement favorisé l’essor des vins de l’abbaye cistercienne de Grand Selve (aujourd’hui Saint-Sardos) en leur accordant la libre circulation sur la Garonne. Les vins de l’abbaye réjouirent donc les palais anglais jusqu’en 1357, date à laquelle les Bordelais pillèrent les chais que Grand Selve possédait à Bordeaux.
Et puisque l’on parle de têtes couronnées, notons que des Cahors figuraient sur la table du mariage entre Aliénor d’Aquitaine et Henri II d’Angleterre; et qu’au tournant du XIVe siècle, ce ne sont pas moins de 800 tonneaux de Cahors qui transitent par Bordeaux.
D’autres «vins noirs», ceux du Brulhois (bord de rivière, en occitan) sont aussi intimement liés avec le fleuve ; après la période anglaise, qui favorise aussi leur essor, le lien avec l’Angleterre et la Hollande se conserve du fait de l’appartenance de la région au Duché d’Albret, protestant.
Notons aussi que Marmandais, Duras et Brulhois, possèdent un trésor commun : outre les classiques cabernets et merlots, leurs vignobles renferment tous les trois de l’abouriou, un cépage rouge issu de la magdelaine des Charentes (autre preuve de la présence d’un axe Sud-Est/Nord-Ouest).
Haut-Pays, je t’aime moi non plus
Entre le Haut-Pays (tous les vignobles en amont du Bordelais) et Bordeaux, c’est une relation d’amour-haine qui dure pendant des siècles, les négociants bordelais tentant de freiner la concurrence des vins venus de l’amont. Ceux-ci s’appuyent sur un Privilège attribué par Henri III d’Angleterre, qui leur permet de bloquer l’entrée des vins du Haut-Pays avant Noël, leur laissant le temps découler leurs propres vins avant cette date. Ce qui ne les empêchent pas, quand ils y voient leur intérêt, d’en acheter pour «remonter» la qualité, la couleur ou le volume de la production girondine, notamment dans les petites années.
Bordeaux au début du 18ème siècle
A long terme, ces assemblages ne profitent guère au Haut-Pays, cependant, car leur production en devient anonyme.
Louis XVI met fin au privilège bordelais, mais les troubles de la Révolution puis les guerres de l’Empire gênent le commerce maritime. Puis, avec l’apparition du chemin de fer, de nouvelles voies de transport se créent, de nouveaux débouchés aussi, et le fleuve devient moins important.
Mais des siècles d’histoire commerciale ne peuvent s’effacer tout à fait; la notoriété des vins, jusqu’à leurs noms parfois sont liés à la Garonne ou à ses affluents, leurs dénominations actuelles étant parfois, non celles des finages où ils étaient produits, mais plutôt celles des ports sur la rivière d’où ils étaient chargés. C’est pourquoi on parle toujours aujourd’hui de vin de Gaillac ou de Cahors, quand bien même les vignes sont parfois assez éloignées de ces villes. Un peu comme on parle de Porto, de Jerez, de Marsala, et bien sûr, de Bordeaux.
Hervé Lalau